Bénédict

Matheus laissa s’échapper une volute de fumée et prit sa pipe à la main, croisant les bras. Accoudé au montant de la porte de sa boutique, il regardait les tresses blondes de sa fille voler autour d’elle tandis qu’elle jouait à la marelle avec deux enfants du quartier.
Il aimait particulièrement cette période de la journée car le temps semblait se suspendre et s’étirer, laissant toute chose comme en équilibre dans une inspiration retenue. Encore quelques heures de lumière et le soleil disparaîtrait derrière les toits des hauts bâtiments.

Les cris des enfants sur la place lui arrachèrent un fin sourire. Il voulu tirer sur sa pipe mais elle était déjà éteinte. Comme il se retournait en fouillant sa poche à la recherche d’une pierre amadou, il croisa le regard de sa femme qui s’était avancée près de lui, probablement pour regarder dans la rue également.
Ils se sourirent tout deux et il l’attira contre lui pour l’embrasser. Matheus ne put s’empêcher de sourire comme elle se laissait aller contre lui. Il s’y attendait et l’enlaça davantage tandis que son baiser se faisait plus insistant.
– Comme je t’aime, femme, lui murmura-t-il ensuite, souriant.

Elle ne répondit rien et se contenta de sourire. Ses yeux brillaient et ses joues s’étaient légèrement empourprées. Mais tous deux furent sortis de leur tête à tête par une cascade de rires qui s’approchait. Ils s’écartèrent pour laisser passer la fillette.
– Entre ma puce, fit Matheus en l’accompagnant du geste comme elle passait le pas de la porte. Maman va préparer le souper.

La lumière dans l’atelier se fit plus tamisée puis bien plus rare comme son épouse fermait la porte puis tirait les battants. En passant devant l’établi à la suite de sa fille, Matheus rangea ses outils de menuisier. Il récupéra un morceau de bois tombé plus tôt dans la journée, lui trouva une forme intéressante et le mit dans sa poche. Il jeta un coup d’œil à sa fille.
– Qu’est ce que ce sera ? Demanda sa fille qui le regardait.
– Un oiseau, les ailes déployées, je pense. Répondit-il.
– Je vais chercher ton couteau, papa ! Fit-elle, ravie.
Elle sortit en tombe par la porte de derrière en direction de leur petite maison.

Matheus était un homme heureux, il savait sa chance et ne voulait surtout rien changer à sa vie. Il avait épousé la femme dont il était épris, la blonde et gracieuse Bénédicte, qui lui avait donné une fille. Un heureux évènement allait d’ailleurs probablement venir en début d’année prochaine, tous les deux espéraient que ce serait un garçon cette fois.

Dans la cité humaine, le couple s’était installé près du quartier commerçant. Matheus allait lui-même chercher son bois à la scierie dans la forêt, il partait deux jours et dormait là bas. Puis il revenait avec ses marchandises, et aussi souvent avec des cadeaux pour « ses femmes ». C’était un artisan appliqué et rigoureux, ses petites sculptures de bois faisaient la joie de sa fille et des enfants du quartier.

Matheus était toujours très humble et courtois, sa femme le regardait avec une admiration évidente. Et la tendresse qu’ils se montraient souvent faisait parfois jaser dans le voisinage… Des jaloux probablement. Bénédicte s’était mise à travailler les métaux légers et les émaux, pour accompagner son mari.

Ils vivaient une vie paisible, loin du brouhaha du monde, loin de la guerre.

Matheus ne sut jamais s’il allait avoir un garçon ou une fille, car le ciel s’assombrit et le jour devint nuit. Il fut surpris et comme tous, il leva les yeux au ciel. Mais il ne vit rien.
Que du noir.
Le menuiser vit ensuite les gens tomber un à un, comme morts. Il eut un éclat de rire amer et écarta les bras, puis il attendit son tour.

Sans qu’il puisse réaliser ce qui se tramait, il tomba lui aussi, endormi, tandis que le Reszen se répandait sur le monde.

– Matheus ! Matheus ! … MATHEUS ! Putain, tu rêves ? Secoues-toi, bordel !
L’ancien menuisier sursauta et se redressa vivement.
– Debout mon gars ! C’est bientôt l’heure, il faut s’apprêter. Son « camarade » souriait de toutes ses dents d’un air carnassier. Ca va être un carnage. Tiens ça, tu en auras pas vraiment besoin mais on sait jamais, ajouta-t-il en jetant un fusil à Matheus.

Matheus se leva sans trainer, il ne dit rien et attrapa l’arme au vol. Il repensa à sa petite famille, il se revit, attaqué alors qu’il passait la nuit à la scierie, blessé et violemment interdit de rentrer chez lui le lendemain à l’aube par des gardes paniqués, puis pourchassés par eux à l’instant où il leur expliquait ce qui lui était arrivé. Vint ensuite l’errance, le long du mur et dans les bois… avec les autres maudits. Quatre semaines s’étaient écoulées seulement, et il lui sembla que c’était des années. Il avait fallu fuir les battues du roi et cacher sa blessure. Matheus et de nombreux autres s’étaient retrouvés acculés dans les collines au sud ouest de la ville.

Gilnéas s’étaient refermées sur elle-même encore plus. La ville s’était retranchée et au fur et à mesure que la malédiction gagnait les habitants des villages voisins. Tous étaient refoulés dans les zones périphériques. Quand la lune les appelait, tous ceux qui avaient été maudits se muaient en monstres sanguinaires. Certains se rendaient dans les villages les plus proches y faisaient un carnage, répandant la malédiction dans une trainée de sang. Les autres s’entre déchiraient, incapables de résister à l’appel, jusqu’à ce que le jour se fasse, enfin. Les survivants se terraient ensuite, jusqu’à la lune suivante… Matheus, comme tant d’autres, était maintenant animé de cette rage nouvelle qui décuplerait ses forces. C’était sa première nuit de pleine lune.

– Tu rêvais à ta femme, je suis sûr. Sourit son acolyte. C’est quoi son nom déjà ?
– Bénédicte. Répondit Matheus d’une voix morne.

Tous deux se retrouvèrent sur la colline qui était un véritable charnier. D’un accord tacite étrange, certains maudits avaient accepté de se retrouver là, tous les mois, quand il le fallait, pour s’entre-tuer.

L’odeur lui souleva le cœur, Matheus vomit tout ce qu’il put sous les moqueries amicales des autres.
– C’est ça… ou les habitants. Avait cru devoir préciser son nouvel ami.

Il allait bientôt faire nuit. Il sembla à Matheus que l’attente ne s’arrêterait jamais. Il avait finalement abandonné son fusil, et la main dans sa poche, il tournait un morceau de bois entre ses doigts agiles. Il pria pour que la mort vienne le prendre ce soir là, vite et bien.

Soudain il sentit un spasme douloureux traverser son corps de part en part. Il leva la tête et vit la lune, belle et ronde, qui illuminait la place, juste au dessus de l’horizon. Il y eu des grognements tout autour et il perdit rapidement le contrôle de ses pensées.
Ceux qui tardèrent le plus à se transformer furent tués en premier, déchiquetés, réduits en morceaux.

A l’aube, Matheus était encore en vie. Quand il retrouva forme humaine il comprit ce qu’il s’était passé. Il était couvert de sang encore tout poisseux des pieds à la tête.
– C’est mon destin ? se dit-il tandis qu’il fondait en larmes.

Il y eu quatre autres nuits de lune et de sang, Matheus devenait un loup efficace et puissant. Son acolyte du début n’avait pas survécu aussi longtemps que lui. Il refusait de se donner la mort, bien qu’il l’appelât chaque fois avec ferveur.
– C’est ça… ou les habitants. Disait-il aux nouveaux. Si je me tue là maintenant, qui te fera face demain ?

Enfin, le ciel s’assombrit et le jour devint nuit. Matheus et ses compagnons furent tous surpris et eurent le même réflexe de chercher la lune dans le ciel.
Il n’y en avait pas.
L’ancien menuiser vit les autres maudits tomber un à un, comme morts. Il eut un éclat de rire et écarta les bras car il crut que sa prière avait été entendue.
– Enfin ! Cria-t-il, hilare, et heureux pour la première fois depuis des mois.

Soulagé, libéré.
Sans qu’il puisse réaliser ce qui se tramait, il tomba lui aussi, endormi, tandis que le Reszen se répandait sur le monde.

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